Oublie-moi


Quatre années de représentations et cent cinquante mille spectateurs n’ont rien altéré de la force émotionnelle d’« Oublie-moi ». Cette adaptation du texte « In Other Words » de Matthew Seager par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez continue d’étreindre les cœurs avec la délicatesse d’une œuvre qui refuse le pathos pour mieux toucher au plus intime.


Sur le plateau du Théâtre Actuel La Bruyère, Jeanne et Arthur vivent leur histoire d’amour avec cette légèreté propre aux couples qui s’amusent de tout. Les premières scènes installent leur complicité dans une atmosphère de comédie romantique, ponctuée de répliques vives, de regards complices et de facéties dont Arthur est coutumier. Puis vient le trouble imperceptible, ce lait et ce timbre dont Arthur ne parvient pas à se souvenir. La maladie d’Alzheimer s’insinue alors dans leur quotidien avec une progression implacable.

Marie-Julie Baup et Thierry Lopez signent aussi une mise en scène qui a obtenu l’un des quatre Molières décernés au spectacle. Avec intelligence et sensibilité, ils orchestrent le basculement progressif de la comédie vers le drame, dosant avec précision les moments de légèreté et les instants graves. Leur direction d’acteurs privilégie une interprétation au plus près du réel, sans jamais forcer le trait, laissant les silences prendre toute leur place dans la partition. Le rythme qu’ils impriment au spectacle épouse les fluctuations de la maladie, alternant accélérations inquiétantes et ralentissements contemplatifs. Cette mise en scène au cordeau permet aux deux magnifiques interprètes de laisser libre cours à leur talent.


Pauline Tricot incarne Jeanne avec une intensité retenue qui bouleverse. Elle fait de ce personnage une femme qui nous montre toutes les difficultés auxquelles les aidants sont confrontés, une compagne qui refuse de lâcher prise, s’accrochant à chaque fragment de leur histoire commune avec une féroce détermination. Son jeu alterne moments de tendresse désarmante et accès de colère impuissante face à l’effacement de l’être aimé. Lionel Erdogan compose un Arthur d’une justesse déchirante, captant avec finesse les différentes étapes de la maladie. Sa présence scénique possède cette vulnérabilité qui touche profondément, et il parvient à rendre sensible la panique de celui qui sent le monde lui échapper sans pouvoir s’y raccrocher. Ensemble, les deux comédiens forment un couple d’une vérité saisissante, et leur interprétation évite tout sentimentalisme pour atteindre à l’émotion pure.


La scénographie de Bastien Forestier évoque avec sobriété l’effacement progressif du monde d’Arthur. L’espace se transforme imperceptiblement, suggérant la confusion mentale par de subtils glissements visuels. La création sonore de Maxence Vandevelde enveloppe les silences d’une présence musicale qui dit l’indicible, tandis que les chorégraphies d’Anouk Viale introduisent une dimension physique troublante dans ce naufrage de la mémoire, où les corps se cherchent et se perdent dans l’espace.


« Oublie-moi » interroge ce qui demeure quand la mémoire s’évanouit. L’adaptation de Marie-Julie Baup et Thierry Lopez ancre délibérément l’intrigue dans une génération contemporaine, avec ses références et son langage, rendant le propos universel tout en le maintenant dans une actualité qui nous concerne directement. Le spectacle explore la question de l’identité lorsque le passé se dérobe, et celle de l’amour lorsqu’il ne repose plus sur le souvenir partagé mais sur la seule présence obstinée de l’autre.


Au bout d’une heure quinze, le public encore tout remué et après une magnifique ovation, quitte la salle avec le sentiment d’avoir accompagné Jeanne et Arthur dans leur combat et d’avoir éprouvé avec eux cette fragilité constitutive de l’existence humaine touchée par la maladie. Une œuvre nécessaire rappelant que certaines histoires d’amour méritent de rester dans nos mémoires à tout jamais.


Philippe Escalier

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Journaliste et photographe dans le domaine du spectacle vivant.
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