Le roman épistolaire de Choderlos de Laclos a fait l’objet d’une multitude d’adaptations, en particulier au cinéma. Celle que propose Arnaud Denis sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées est ciselée, élégante et portée par une magnifique distribution.

La musique (Beethoven puis Mozart et Fauré) et le décor soigné, c’est ce qui frappe au premier abord. Tout commence par une courte scène dans un couvent, avant que l’on retrouve Merteuil et Valmont qui s’apprêtent avec grand soin. S’ils ont l’apparence de deux aristocrates fortunés, ils sont avant tout deux gladiateurs déterminés à livrer combat.
Nous ne ferons pas au lecteur l’affront de résumer une intrigue connue et par ailleurs très dense, au point qu’il est indispensable, même pour une adaptation conséquente, d’en faire une synthèse. C’est ce qu’à fait Arnaud Denis pour se concentrer sur l’essentiel, afin de nous laisser entendre cette œuvre extraordinaire pour l’époque, où Dieu est quasi absent et où triomphe une femme. Comme si cela ne suffisait pas, l’amour y est dépeint sous toutes ses formes, et surtout les plus noires. Nous sommes très loin des douceurs compliquées de Marivaux, et si les deux auteurs ont en commun de manier une langue sublime, tout sur le fond les opposent. Avec Choderlos de Laclos, l’amour est présenté, (quelle audace !), sous une forme peu commune, une lutte, un jeu cruel, un moyen d’affirmer son pouvoir, ce que résume parfaitement la formule lancée par Merteuil à l’adresse de Valmont : « Venger mon sexe et maîtriser le vôtre ! ». Une vengeance compréhensible lorsque l’on sait à quel point la femme était inexistante, tant qu’elle était mariée. Devenue veuve, un statut assez fréquent à cette époque où les barbons épousaient des jeunettes, la femme, débarrassée des atours du sexe faible, reprenait avec joie les rênes de son existence, pour peu que le patrimoine du ménage n’ait pas été dilapidée.
Le roman nous fait évoluer dans cet univers d’Ancien Régime en fin de course, où régnait l’oisiveté, le travail étant interdit, l’on y avait tout loisir, de médire, de comploter, de perdre des fortunes aux cartes ou de ruiner la réputation d’autrui. C’est ce à quoi Merteuil et Valmont vont s’employer, d’abord par jeu, puis par nécessité, emportés dans la tourmente qu’ils ont mis tant de soin à déclencher.
Dans un magnifique décor, des jeux de lumières subtils et des costumes XVIIIème, les comédiens nous entrainent immédiatement dans cette guerre où le sexe faible peut se montrer fort. Delphine Depardieu, altière, superbe, est une Merteuil mémorable, maîtresse femme qui coupe, tranche, caresse, flagelle, sans jamais se laisser attendrir par Valmont, Valentin de Carbonnières, parfait en Casanova, séducteur compulsif et retors mais efficace. Face à lui, Madame de Tourvel à qui l’excellente Salomé Villiers prête sa beauté et sa fragilité, est une proie facile, à l’image de Cécile de Volanges, si bien incarnée par Marjorie Dubus. Pierre Devaux, un parfait Danceny, sait donner de la consistance à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut. Enfin, Michèle André est une touchante Madame de Rosemonde, toute en douceur qui désespère de son neveu et Guillaume de Saint Sernin porte la livrée de fort belle façon. Tout est donc réuni pour que l’on assiste, tout ouïe et yeux écarquillés, à cette apologie du vice, jusqu’au moment où enfin, la morale viendra dissiper la noirceur et punir les coupables. Sans pouvoir, pour autant, sauver les victimes de ces deux maîtres de la manipulation que sont Merteuil et Valmont, deux diaboliques qui auraient pu avoir pour devise : l’amour à mort !
Philippe Escalier
