Génie des mathématiques, Alan Turing a apporté une contribution majeure à la victoire des alliés durant la seconde guerre mondiale. Son exploit ne sera connu que des décennies après sa mort, causée par la condamnation de son homosexualité. Benoît Solès a voulu apporter sa pierre à la réhabilitation de cet homme hors du commun, aux immenses mérites longtemps ignorés. Il le fait dans « La Machine de Turing », une pièce jouée au théâtre Michel, d’une intensité et d’une sensibilité qui forcent l’admiration.
Dés 1938, bien conscients des dangers que représentent les nazis, les Britanniques veulent découvrir le code allemand, qui change tous les jours, protégé par les redoutables complexités de la machine Enigma. Pour cela, il font appel à Alan Turing, un grand mathématicien, passionné par la cryptanalyse. Turing conscient de l’immensité de la tâche, élabore une machine, l’ancêtre de l’ordinateur, capable d’effectuer un grand nombre de calculs dans un minimum de temps. À force de ténacité et d’intelligence, il finit par réaliser l’impossible : casser Enigma. Une victoire qui aidera grandement à la victoire des alliés.
Parce qu’il fallait que cet exploit reste secret, l’espionnage et les tensions est-ouest obligent, personne ne saura, après guerre, la dette que l’humanité à contracté envers le savant. Pire encore, une rencontre peu heureuse avec un jeune serveur, dénué de scrupules, l’amène à voir son homosexualité découverte par les autorités et tomber, comme Oscar Wilde soixante ans plus tôt, sous le coup de la loi de 1885. La justice lui laisse alors le choix entre la prison et la castration chimique. Il choisit la seconde alternative pour continuer ses recherches. Mais ce traitement inhumain va le diminuer et le transformer. Cet athlète qui réalisait des temps remarquables au marathon ne supporte pas la déchéance physique. Comme Blanche-Neige qu’il avait découvert au cinéma dans son enfance et qui l’avait fasciné, il s’empoisonne avec une pomme enduite de cyanure, en 1954. Une pomme croquée qui renvoie immanquablement à la célèbre marque informatique née plus tard à Cupertino.
Il est impossible de ne pas être horrifié en faisant le parallèle entre ce qu’Alan Turing a fait pour le monde et ce qu’on lui a fait subir en retour. Conscient de cette injustice, Benoît Solès a voulu réhabiliter mais aussi donner vie à ce héros de la seconde guerre mondiale au destin brisé, dont les travaux, s’ils avaient lieu aujourd’hui, seraient récompensés par le Nobel. Il le fait avec beaucoup de sensibilité et d’humour. Son interprétation lui permet d’incarner un Alan Turing auquel nous croyons, compliqué et perdu, aux réactions un peu enfantines comme parfois les surdoués peuvent en avoir, avec un esprit si rapide que les mots ont du mal à suivre et s’entrechoquent dans un bégaiement touchant, preuve sonore d’un certain mal-être. À quoi s’ajoute un humour où l’on ressent un besoin de se rapprocher des autres. Différent du fait de son intelligence, Turing l’était aussi par sexualité. Toutes choses qui ne pouvaient que le rendre hors norme. Celui qui passait aux yeux des autres, au mieux comme un original, n’eut qu’un seul amour, une passion incandescente partagée avec Christopher, rencontré au collège, passionné comme lui par la science et les chiffres, qui fut emporté jeune par la maladie, le laissant seul, désemparé et marqué à vie.
Caractérisé par ses fulgurances intellectuelles et ses failles personnelles, Alan Turing revit sous nos yeux grâce au texte précis et riche de Benoît Solès, centré sur les dernières années de sa vie. Avec son complice Amaury de Crayencour qui interprète brillamment deux personnages, on refait, avec l’enquête de police et quelques flash-back, l’essentiel du parcours de vie du génie britannique. Le duo de comédiens fonctionne magnifiquement et donne quelques moments d’émotion d’une grande force, soutenus par la mise en scène subtile de Tristan Petitgirard, jouant si bien avec les années, les images et les allusions diverses. Une belle leçon de vie, de tolérance et d’Histoire expliquant l’engouement du public pour cette « Machine de Turing » découverte pour la première fois lors du festival d’Avignon 2018 et qui continue à fonctionner avec un succès dont on ne peut que se réjouir.
Philippe Escalier – Photos © Fabienne Rappeneau
Théâtre Michel : 38, rue des Mathurins, 75008 Paris
Du mardi au samedi à 21h ; matinée le dimanche à 16 h
01 42 65 35 02 – http://www.theatre-michel.fr

photo tous droits réservés Fabienne Rappeneau. Toute diffusion, utilisation interdite sans autorisation de l’auteur.

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